Pourquoi la vieillesse vous rendra moins bête (et pourquoi le jeune de 4ème comprendra plus tard)

Présente cette semaine dans le grand amphi de la Sorbonne pour assister à une cérémonie organisée par l’association des Palmes académiques (Association des membres de l’ordre des palmes académiques, ou AMOPA, pour être précis), j’avais observé le début de la manifestation avec le mélange d’amusement et de curiosité qui l’emporte chez celui à qui « on ne la fait pas » avec les décorations.

Une conférence sur le goût, un décorum suranné, un public âgé et attentif, puis la remise des Palmes et enfin, un concert donné par trois musiciens, jouant d’abord seuls, puis devant accompagner « le chœur de l’AMOPA ».

Ce concert avait été annoncé au début de la cérémonie.

Mon voisin n’avait sans doute pas lu le carton d’invitation et avait demandé : « Le cœur de l’AMOPA ? Mais qu’est-ce que c’est ? » puis, comprenant à la fin qu’il s’agissait d’un concert, avait dit, soulagé : « Ah ! Le chœur ! Avec un H !« .

Je les ai vu arriver et se grouper au fond de la salle alors que les musiciens commençaient.

Je me suis dit : « Qu’est-ce que c’est que ce truc ? »

Des dizaines de vieux.

Habillés d’une chemise blanche et d’un nœud papillon mauve pour les hommes, d’une fleur mauve pour les femmes. N’étant pas très familière des Palmes académiques, j’ai compris après coup que le mauve était la couleur de cette décoration.

Je m’apprêtais à devoir applaudir poliment, en attendant poliment la fin de la prestation.

Et puis leur tour est venu, ils ont remonté la salle en marchant pour s’installer devant le public.

Certains boitant, d’autres s’appuyant sur un plus valide pour avancer. Des chemises parfois froissées, parfois mal repassées, des pantalons noirs parfois un peu tâchés.

La chef de chœur, enfin, plus jeune. J’avais déjà commencé à être saisie par autre chose que par la moquerie en les voyant s’avancer lentement ; je n’en étais plus à me moquer entièrement, car j’ai pensé, en voyant cette dame : « Il y a quand même des gens bien, qui font des choses pour les personnes âgées« . Je me demandais aussi ce que pourrait donner un ensemble de voix vieilles – car la voix vieillit elle aussi.

Mais je n’avais pas encore compris.

Ils ont pris place, et nous avons vu leurs visages. Des visages gris, parfois très marqués ; une dame aussi,très apprêtée, et d’aspect si frêle qu’elle en devenait touchante. Certains jeunes retraités – mais dans l’ensemble, la vieillesse offerte au public.

Ils ont commencé à chanter.

Et je me suis demandé si j’allais pouvoir tenir jusqu’à la fin sans pleurer.

C’était incroyablement beau.

Ces gens étaient là parce qu’ils avaient rendu des services à la jeunesse – c’est le critère des Palmes académiques. Des enseignants, qui n’avaient pas dû gagner des mille et des cents, qui avaient passé leur vie à transmettre quelque chose. Je n’avais pas grand respect pour les décorations, mais c’était parce que je n’en avais l’image que de récompenses non méritées, octroyées trop largement par un pouvoir politique avide de s’attacher des hommes reconnaissants à moindre frais.

Mais j’avais tort : une décoration est un bien quand elle est méritée. Le pays se montre reconnaissant. Et des gens qui disent « Merci », c’est nécessaire.

J’ai pensé en les voyant, eux qui étaient à l’inverse de ce que la société nous présente comme modèle, à l’inverse des start-up dynamiques, à mille lieues de la FIAC, à ma mère, qui mourait l’an dernier dans un service de soins palliatifs.

Ils me renvoyaient aussi son image d’être humain diminué et faible, perdant ses couleurs, dépendant des autres.

J’ai repensé au livre du Dr. Alexandre (critique de son livre ici), qui pense que l’homme augmenté est notre bel avenir, un avenir ne connaissant ni vieillesse ni cerveau défaillant : mais au fond, ce type, s’il croit à ce qu’il écrit, n’a rien vu.

Il n’a pas vu que c’est la proximité de la fin qui rend les choses émouvantes.

Il n’a pas saisi que ce sont les limites de notre condition qui nous permettent de nous émerveiller d’une œuvre ou d’une prouesse.

Si j’admire Baudelaire, c’est bien parce que je connais les limites de mon propre cerveau, mais quelle émotion pourrais-je ressentir à la lecture d’un poète dont le cerveau, illimité, n’a rien fait naître d’autre que ce que j’aurais moi-même pu produire ? Chesterton aussi, avait noté dans Orthodoxie que les choses sont précieuses parce qu’elles sont limitées.

En somme, L. Alexandre, qui croit que nous serons plus intelligents avec un QI illimité, se trompe. C’est précisément parce que des limites nous sont fixées que nous sommes intelligents – mais pas intelligents au sens de : avec des points de QI en plus ; intelligents parce que nous éprouvons la vie.

Le chœur de l’AMOPA a entonné « New York » de Frank Sinatra.

Comme me l’a dit l’un des intervenants à la fin, « quelque chose s’est passé ». J’ai appris que le doyen du chœur avait 98 ans. J’ai aussi appris que le vieil âge permettait de faire plus de choses que je ne pensais.

Je me suis donc retrouvée en décalage complet avec mes jeunes neveux, qui n’avaient visiblement pas ressenti la même chose que moi. Ils s’étaient ennuyés.

Sans doute parce qu’ils n’avaient pas encore été confrontés aux limites de l’être humain. Ils ont leurs quatre grands parents, n’ont pas connu de deuil, n’ont pas été confrontés à la grande maladie. Ils ne peuvent pas savoir.

Ils sauront un jour, et ils auront peut être eux aussi du mal à retenir leur émotion. Ce sera une chance, car ils auront alors acquis une connaissance plus profonde de la vie.

 

 

 

2 commentaires sur “Pourquoi la vieillesse vous rendra moins bête (et pourquoi le jeune de 4ème comprendra plus tard)

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  1. Merci pour votre émotion que vous avez su faire passer dans votre bille! Laissez vos neveux croire à l’infini, la vie leur apprendra assez tôt l’urgence qu’amène le sentiment de « finitude » que nous appréhendons dans le décès d’un être cher!

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